La Terre en suspens – OBORO 2023

Exposition solo La Terre en suspens.
OBORO. Salle Daniel-Dion et Su Schnee et petite galerie.

4001 rue Berri, espace 301, Montéal, Québec, Canada.
Du 15 avril au 20 mai 2023.

Vernissage le samedi 15 avril 2023 à 17 h
Présentation d’artiste le samedi 6 mai à 14 h

François Quévillon, Esker / lithium, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon
François Quévillon, Érosions 3, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : Paul Litherland
François Quévillon, Traînées pyroclastiques et Pyrocumulus, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon
François Quévillon, Cryptocristallin, Rooting : Le Rocher et Tablelands en suspension. Exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon.

La matière du temps.
Opuscule par Ariane Koek.


C’est une milliseconde versus un milliard d’années. Le temps technologique versus le temps géologique. Notre monde semble actuellement engagé dans une guerre meurtrière entre deux versions différentes du temps linéaire. Les éléments, tels que les terres rares, qui sont contenus dans les minéraux présents dans le sol depuis des milliards d’années, sont extraits à une vitesse croissante afin d’alimenter nos technologies. Le temps profond est transformé en temps accéléré. Nous consommons ces roches et ces minéraux beaucoup plus rapidement qu’ils ne peuvent se régénérer. Nous dématérialisons littéralement la planète – et ce faisant, nous manquons de temps.

Ces paradoxes critiques sont au cœur du travail de François Quévillon. Depuis sa résidence au parc national du Gros-Morne en 2017, il consacre sa pratique aux roches et aux minéraux. Son travail des vingt dernières années a été une recherche constante sur la nature de la matérialité – qu’il s’agisse d’une matière liquide, solide ou gazeuse. Mais depuis six ans, il s’est découvert un nouveau centre d’intérêt avec la géologie qui combine les enjeux environnementaux, sociétaux et éthiques qui lui tiennent à cœur. Son travail ne prêche pas à propos de ces sujets. Il soulève plutôt des questions subtiles dans l’esprit du public en l’attirant avec la beauté et la maîtrise des images qu’il produit, ainsi qu’avec son utilisation créative de la technologie.

L’élément clé de son travail réside dans le fait qu’il possède aussi une qualité troublante et inquiétante : ses images se situent à la frontière entre le heimlich et le unheimlich – le familier et l’inquiétant1 –, ses œuvres possèdent ainsi une liminalité captivante. Prenez par exemple l’impression lenticulaire Pyrocumulus. Lorsque l’on se déplace, elle change d’état, de forme et de texture. La matière en fusion semble se transformer momentanément en un nuage de cendre volcanique s’épanouissant comme une fleur2. Ou encore Cryptocristallin, qui pourrait être l’image agrandie d’un microorganisme sous le microscope. En réalité, il s’agit de l’intérieur d’une géode reconstituée avec une profondeur de champ3. La bande sonore d’un chuintement issu de l’activité volcanique qui l’accompagne évoque l’énergie nécessaire à la formation de la roche, lui insuffle une présence qui anéantit la distinction entre la matière éteinte et vivante.

Son installation Esker / lithium possède un caractère liminal encore plus complexe, en partie en raison de l’ampleur de la recherche qu’il a réalisée sur plusieurs années. Au mur, une envoûtante numérisation 3D ressemble à première vue à une clairière naturelle inhabituelle. Un câble électrique au bout duquel se trouve un téléphone est relié à l’image tel un cordon ombilical et nous suggère qu’il y a autre chose à comprendre. La clairière se situe en réalité sur un site de prospection pour l’extraction du lithium dont le téléphone dépend pour s’alimenter. L’appareil, dont la batterie est défectueuse, est déposé sur l’image d’un trou creusé sur ce site. Celle-ci recouvre une palette de bouteilles de plastique contenant de l’eau de source collectée à proximité – un commentaire subtil sur l’extractivisme et le consumérisme.

Les questions subliminales soulevées par ces juxtapositions déclenchent ce que François appelle un « malaise réflexif ». Il tente délibérément de provoquer ce sentiment dans son travail. Il s’agit d’un inconfort qu’il ressent lui-même puisqu’il utilise les nouvelles technologies pour faire sa recherche, créer et exposer ses œuvres, ce qui contribue aussi à l’extraction et la destruction de la géologie de la planète. Il est tout aussi impliqué que nous dans ce qui se passe avec notre monde. Cependant, il n’en demeure pas moins fasciné par les possibilités créatives que lui offrent, ainsi qu’au public, les technologies qui ouvrent nos perceptions à de nouvelles expériences et compréhensions de ce monde.

Érosions 3 est une autre œuvre qui contient plusieurs strates. En enfilant le casque de réalité virtuelle, les roches que François a numérisées sur les côtes du Saint-Laurent se transforment en vagues ondulantes de particules de lumière et de couleurs. Les frontières entre le littoral et l’eau sont érodées et l’œuvre évoque une nouvelle matérialité géologique qui dépasse la perception humaine – un « matérialisme vital » dont traite la philosophe Jane Bennett, où toute matière est une forme de vie, qu’elle soit inconsciente ou non4. La technologie nous permet de voir les roches de ce monde numérique comme étant mobiles et flexibles. Pourtant, comme le confirmera tout géologue, dans la vie réelle les roches bougent et leur mouvement est au cœur de leur existence : elles se forment, se reforment et se transforment à travers le temps, elles sont les expertes de la métamorphose. Elles le font simplement sur une période qui s’étire sur des milliers et des millions d’années, ce qui dépasse de loin l’expérience corporelle du temps des êtres humains. En fait, les roches sont immortelles, à l’exception de l’usure créée par le climat et les éléments, et de leur destruction par les êtres humains. Peut-être qu’une part de notre fascination – et de notre mépris – pour les roches réside dans notre jalousie inconsciente envers leur immortalité. Nous les détruisons littéralement afin de vivre sur du temps (profond) emprunté.

Érosions 3 peut aussi être interprétée comme une critique du monde en tant que solipsiste. Lorsqu’une personne entre dans la salle et met le casque de réalité virtuelle, elle déclenche à son insu des sons et des images auxquels les autres personnes présentes sont confrontées. La personne qui porte le casque ne peut ni entendre ni voir ce qui se déroule à l’extérieur de sa propre expérience. Elle est au centre de son propre univers – en véritable actrice de l’anthropocène.

Cependant, il y a également de l’espoir dans le travail de François. Rooting : Le Rocher montre des racines s’agrippant tenacement à un rocher, et ce avec une telle vigueur qu’elle semble presque palpable. La vie trouvera toujours son chemin. Dans son livre L’ordre du temps, le physicien Carlo Rovelli expose une énigme pour tester la nature de la réalité. Il évoque l’hypothèse qu’une roche et un baiser sont identiques. Ce sont des phénomènes qui se maintiennent grâce au temps :

La pierre la plus solide, à la lumière de ce que nous ont appris la chimie, la physique, la minéralogie, la géologie, la psychologie, est en réalité une vibration complexe de champs quantiques, une interaction momentanée de forces, un processus qui pour un bref instant réussit à se maintenir dans un équilibre identique, avant de tomber de nouveau en poussière5.

En fin de compte, le travail de François – qui examine la géologie des médias et les formations géologiques avec leurs différentes matérialités – laisse entrevoir un état d’existence qui va même au-delà de celui des vitalités matérielles pour qui tout est égal. Au contraire, comme le démontre Carlo Rovelli, ce qui compte réellement au final c’est le temps – et les forces qui interagissent pour façonner à la fois une roche et un baiser. Le temps compte. Le temps est une forme de matérialisation – de signification et d’élaboration du/des monde(s) où tous les êtres existent. Nous sommes le temps.

— Ariane Koek
Traduction: Catherine Barnabé

  1. Voir l’essai de Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté, 1919.
  2. Le titre Pyrocumulus réfère aux nuages de feu qui se forment lorsque l’air chaud monte. La pièce
    évoque également le mythe chinois qui lie les nuages aux roches – les considérant comme étant la
    même chose, c’est-à-dire une expression de la matière, seulement l’une est un aérosol et l’autre est
    un solide. Voir Paul Prudence, The Lithic Imaginary, Sternberg Press, 2023.
  3. Le titre évoque aussi, de manière taquine et délibérée, le crypto art et les NFT – une forme avec
    laquelle François n’a pas travaillé jusqu’à présent.
  4. Jane Bennett, Vibrant Matter: A Political Ecology of Things, Duke University Press, 2010.
  5. Carlo Rovelli, L’ordre du temps. Flammarion, 2018, p.118. Traduit de l’italien par Sophie Lem.


    Cet essai a été initialement commandé par OBORO pour l’opuscule de l’exposition La Terre en suspens de François Quévillon, présentée du 15 avril au 20 mai 2023. Il figure également dans le livre d’artiste intitulé La Terre en suspens qui a été réalisé en 2024.

François Quévillon, Cryptocristallin, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon
François Quévillon, Pyrocumulus, Bauxite en orbite et Cryptocristallin. Exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon
François Quévillon, Pyrocumulus, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon
François Quévillon, Traînées pyroclastiques, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon
François Quévillon, Tablelands en suspension et Rooting : Le Rocher, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon.
François Quévillon, Rooting : Le Rocher, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon.
François Quévillon, Ce qui persiste (encore), exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon.
François Quévillon, Photosynthèse, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon
François Quévillon, Esker / lithium (detail), exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon
François Quévillon, Photosynthèse et Esker / lithium, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon
François Quévillon, Esker / lithium (detail), exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon

La Terre en suspens s’inspire de la géologie pour sonder l’espace-temps et la matérialité du numérique. Principalement constituées de numérisations de formations rocheuses et de fragments de territoires altérés par des algorithmes, les œuvres font écho aux implications et aux effets sur la perception de certaines technologies tout en offrant de nouvelles perspectives sur l’évolution terrestre, sa composition et les processus qui agissent sur elle; tels que l’érosion, le volcanisme, ainsi que l’extraction et la transformation du minéral dans un contexte marqué par la mondialisation et les changements climatiques.

Cette exposition résulte de plusieurs résidences au Québec et ailleurs dans le monde. Lors de ses séjours, François Quévillon a effectué du travail sur le terrain et rencontré les communautés afin d’examiner des particularités et préoccupations environnementales locales. L’extraction de tezontle dans des volcans éteints au sud de la ville de Mexico; l’importation et les résidus de bauxite de l’industrie de l’aluminium du Saguenay-Lac-Saint-Jean; l’exploitation minière du lithium, l’eau et la forêt d’Abitibi-Témiscaminque; ainsi que le littoral du Saint-Laurent figurent parmi les sujets abordés. Par le fait même, la diversité des dispositifs présentés questionne notre rapport aux écrans, rappelle la nature minérale de leurs composantes et les ressources que nécessitent le numérique et la transition énergétique. 

François Quévillon remercie le Conseil des arts et des lettres du Québec, le Conseil des arts du Canada et les organismes qui ont participé aux processus de recherche et de réalisation des œuvres, notamment lors de résidences : Parcs Canada, The Rooms, CQAM/Turbulent, Bang, Connecting the Dots, Instituto de Geografía (UNAM), Sagamie, Est-Nord-Est et Molior. Il remercie également Etienne Richan, Édouard Lanctôt-Benoit, Nancy Lombart, Ariane Koek, Carmen Salas, Eric Mattson et toute l’équipe d’OBORO.

François Quévillon, Érosions 3, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon
François Quévillon, Érosions 3, exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon
François Quévillon, Bauxite en orbite, Rooting : Le Rocher et Tablelands en suspension. Exposition La Terre en suspens, OBORO (Montréal), 2023. Photo : François Quévillon